1 mars
Les révoltes continuent à enflammer le monde arabe de la Libye où la chute de Khadafi semble devoir être une question de jours au Golfe et à Oman, dernier état à être entré dans la danse de la contestation. Mais pour les deux pays qui ont renversé leurs dirigeants – la Tunisie et l’Égypte –, l’heure est à la gestion du changement politique et il apparaît chaque jour plus difficile de concilier les aspirations de la rue et le respect des équilibres économiques. En Égypte, les manifestations se poursuivent place Tahrir, mais en réalité c’est l’armée qui détient le pouvoir et qui contrôle le pays avec une ligne économique conservatrice qui risque de se heurter aux réalités budgétaires. En Tunisie, le premier gouvernement a déjà démissionné et nombre de personnalités indépendantes – dont Elyes Jouini, un collègue de Dauphine – ont refusé de participer au nouveau gouvernement formé par un ancien compagnon de Bourguiba. L’apprentissage de la démocratie est bien difficile !
Là aussi, les leçons de 1848 valent d’être méditées : en France après quelques mois d’une IIe République chaotique, ce fut l’élection de Louis-Napoléon puis le coup d’État du 2 décembre. En Allemagne, le Parlement de Francfort se déconsidéra peu à peu et les troupes du roi de Prusse purent en disperser sans difficulté les derniers membres. Ailleurs, ce fut souvent la répression comme en Hongrie qui mit fin au Printemps des Peuples. Seule la Suisse y gagna une constitution et sut la garder. Voilà un modèle helvète à méditer encore en 2011.
2 mars
Certains jours des liens ténus unissent des événements qui n’ont apparemment rien à voir les uns avec les autres : John Galliano, le flamboyant « couturier » vient d’être mis à pied par Bernard Arnault de chez Christian Dior pour des propos antisémites tenus à plusieurs reprises dans des bars parisiens.
En Allemagne Karl-Théodor zu Guttenberg, le ministre de la Défense a démissionné après avoir avoué que sa thèse de doctorat en droit n’était autre qu’un immense « coupé-collé » comme savent le faire maintenant les universitaires. L’un et l’autre faits sont graves et méritent d’être condamnés, mais ce qui est frappant c’est dans le cas de Galliano comme dans celui de Guttenberg que la condamnation est intervenue avant toute forme de jugement par la seule grâce des médias et de groupes de pression spécialisés dans le « moralement correct ». Bien entendu, ceci est inquiétant du point de vue du fonctionnement démocratique d’une société que cette montée en puissance d’une « société civile » manipulable et trop souvent manipulée par des militants professionnels ne représentant qu’eux même.
Nous dépassons là Galliano et Guttenberg, impossibles à défendre, mais qui méritaient un meilleur procès que ce sacrifice sur l’autel d’une opinion publique devenue souveraine. Et bien sûr, on pense à d’autres sujets pour lesquels l’opinion publique se fait manipuler à l’image des affiches de la campagne que France Nature Environnement a lancée contre l’agriculture intensive (sur fonds publics de surcroit). In fine, le « moralement correct » impose ses propres œillères et cette dictature-là est beaucoup plus dangereuse. John Galliano ne mérite guère d’être défendu, mais l’honneur de notre société eut voulu qu’il le soit.
3 mars
Et voilà donc le thème de l’ISF repris au vol par un gouvernement désespérément à la recherche de recettes magiques pour aborder les élections de 2012. Que propose-t-on cette fois ? On supprimerait le bouclier fiscal et l’ISF serait maintenu, mais seulement à partir de € 1 300 000 euros ce qui permettrait d’en retrancher quelques 300 000 contribuables. On voit là bien sûr quelque bénéfice électoral, mais quel sens aurait ce nouveau replâtrage fiscal ?
De deux choses l’une, soit l’ISF est absurde et on la supprime comme dans la plupart des pays occidentaux, soit on la maintient, mais en lui assurant la base la plus large possible de manière à rendre son taux progressif plus indolore : mais alors il faut réintégrer tout le patrimoine y compris les biens professionnels, les œuvres d’art et autres monuments historiques. Manifestement, personne ne veut choisir.
Au contraire, on conforte là les Français dans l’idée que l’impôt est par essence injuste, qu’il est légitime par tous les moyens possibles d’y échapper en se vautrant dans les niches les moins avouables et que les exilés fiscaux sont de véritables héros. L’ISF est bien sûr une mauvaise cause et Bernard Marris, mon interlocuteur ce soir sur BFM TV (il est l’oncle Bernard de Charlie Hebdo) est même partisan de sa suppression pure et simple. Ceci étant on ne peut faire l’impasse sur € 3 milliards de recettes fiscales. Comment les trouver sans tomber dans l’ornière de quelque nouvelle usine à gaz, voilà le défi du… prochain président.
4 mars
En février, les prix agricoles mondiaux ont battu de nouveaux records et les tensions sont palpables tant pour l’approvisionnement des pays les plus pauvres notamment en Afrique que pour les prix alimentaires et donc l’inflation en Europe.
Dans le premier cas, on peut craindre de vraies émeutes de la faim comme en 2008 et l’aide internationale sera nécessaire : on me parle ainsi de la Guinée en pleine transition démocratique avec l’élection d’Alpha Conde et où la misère la plus noire règne dans les rues de Conakry. Remettre en place une politique agricole va prendre du temps pour un pays béni des dieux en termes de ressources, mais épuisé par plusieurs décennies de tyrannies marxisantes. À court terme, c’est de l’aide alimentaire qui est nécessaire, mais qui s’en soucie vraiment ?
À côté de ces drames, nos problèmes de prix alimentaires apparaissent bien secondaires et pourtant ce sont eux qui intéressent au premier chef les journalistes. En réalité, la part vraiment agricole du panier alimentaire des ménages est fort réduite, mais ces hausses exacerbent un peu plus les tensions entre l’industrie et la grande distribution : les « négos qui devaient se terminer fin février sont bloquées dans plusieurs secteurs et le monde agricole a l’impression – souvent justifiée – d’être le dindon d’une farce dont les fils sont tirés par des distributeurs dont la puissance en France semble bien excessive.
5 mars
L’affaire d’espionnage de Renault s’achemine vers une conclusion inattendue du moins pour la direction du constructeur automobile : finalement elle aurait été “victime” d’un corbeau mal intentionné et les trois cadres licenciés n’auraient jamais détenu de comptes en Suisse ou ailleurs. C’est maintenant la direction de Renault qui se trouve éclaboussée et au passage Carlos Ghosn voit sa stratégie critiquée et remise en cause.
On touche là, au-delà de cette ridicule affaire, au subtil équilibre qui fait du corps vivant qu’est une entreprise un véritable lieu d’excellence dont les collaborateurs sont fiers ou bien une simple machine broyant ses collaborateurs. Le primat du court terme qui devient la règle pousse de plus en plus à cette deuxième orientation. Plus que Renault, l’exemple type en est aujourd’hui Carrefour. L’inventeur de la grande distribution à la française est passé sous la coupe d’investisseurs financiers (Colony Capital et Arnault) dont la seule logique est de récupérer le capital qu’ils ont investi quitte à massacrer Carrefour “à la tronçonneuse” en provoquant l’éclatement de l’entreprise en trois entités. Ballotée par une direction qui se sait sur un siège éjectable, Carrefour a la réputation la plus calamiteuse dans ses relations avec ses fournisseurs et on imagine ce que vivent ses cadres qui se savent les proies d’actionnaires vautours.
De Renault à Carrefour, comment ne pas rappeler qu’une entreprise ce sont avant tout des hommes !
6 mars
Le Landerneau politique – et au-delà – est en émoi : selon un sondage publié par Le Parisien, Marine Le Pen, avec 23 % d’intentions de vote, serait en tête au premier tour des présidentielles.
Il faut bien sûr y voir le résultat des récentes tensions au sud de la Méditerranée et des menaces qu’elles font peser en termes d’immigration. Mais on aurait tort de cantonner Marine Le Pen à une simple approche “raciste” permettant d’ostraciser le Front National et ses électeurs.
En réalité, Marine Le Pen est en train de sortir le Front des ornières de la vieille extrême droite française dans laquelle l’avait maintenue son père. Loin des nostalgiques de Vichy et de Poujade, encore plus éloignée tant des cathos intégristes que des néo-païens, elle est au fond assez proche du modèle de Sarah Palin aux états Unis. L’ex-coéquipière de John Mac Cain aux présidentielles de 2008 est devenue l’égérie de la droite du parti républicain et du mouvement des “Tea Parties” tout en animant une émission sur Fox News. Marine Le Pen est en train de réussir la même opération en profitant du flou qui règne tant à droite qu’à gauche.
Sa montée en puissance ne peut pas être négligée tant au fond la vague sur laquelle elle surfe, celle de la peur et de l’inquiétude, devient prégnante dans la société française. Elle n’a peut-être pas de programme économique cohérent, mais par le passé les partis qui prétendaient en avoir les ont-ils pour autant appliqués ?
7 mars
Alors que les sondages s’accumulent en faveur de Marine Le Pen (elle battrait même Dominique Strauss Kahn au premier tour), une excellente pièce dans un petit théâtre, la Manufacture des Abbesses, met en scène la vie politique avec toutes ses petitesses. “Chute d’une Nation” est une pièce de Yann Reuzeau qui se joue en quatre soirées et dont on donnait aujourd’hui le deuxième épisode : un député intègre et peu connu, catholique affiché de surcroît participe aux primaires que l’Union de la Gauche organise pour les prochaines présidentielles. Le candidat est un magnifique “looser” qui y croit et qui va passer de 4 % à 15 % au fil des semaines. À la permanence de campagne, l’ambiance me rappelle ce que nous vivions autour de François Bayrou en janvier 2002 lorsqu’il se traînait autour de 3 % dans les sondages : curieux mélange de professionnels de la politique, d’ambitieux toujours à la limite du déséquilibre tant psychologique qu’éthique. J’attends avec impatience les prochains épisodes tant la charge sonne juste.
Le métier de la politique est impitoyable pour ceux qui le pratiquent. L’idéalisme n’y a guère de place sinon dans les discours qui n’engagent que ceux qui les croient. L’homme politique est bien un être fragile balloté entre ses ambitions et les réalités les plus sordides. Objet de toutes les adulations quand il gagne, il git abandonné au soir de la défaite. Mais le spectacle doit continuer…
8 mars
Record du prix de l’essence en France. Il faut bien sûr expliquer devant les caméras de télévision que l’essence que nous achetons ce sont des impôts (avant tout), du pétrole et du dollar. Passons sur les impôts qu’il est hors de question de diminuer en ces temps de disette budgétaire et parlons du pétrole. Celui-ci côte $ 106 le baril à New York, $ 116 à Londres et le panier de l’OPEP doit être quelque part autour de $ 110. En moins de six mois, le pétrole a gagné $ 30 le baril en partie grâce à la dynamique de la demande chinoise, mais surtout du fait de la situation géopolitique, de la crise en Libye, du risque de contagion vers l’Algérie ou le Golfe. Au vu de ces menaces, ce n’est pas très cher payé et on peut même estimer que le marché fait preuve d’une certaine mesure. Mais ce baril de pétrole, il se paie en dollars. Et par rapport à juillet 2008, le dollar est encore relativement fort : l’euro vaut $ 1,40 alors qu’il y a trois ans il était monté à $ 1,60. Et voilà le pétrole et le dollar ligués pour pousser au plus haut notre essence en euros.
Ceci pourrait ne pas durer : la théorie des dominos dans le monde arabe n’a pas que des adeptes et beaucoup doutent d’un effet de contagion pétrolière. Et puis l’euro risque de s’apprécier encore : alors que les États-Unis s’embourbent dans les affres du “quantitative easing”, Jean-Claude Trichet parle de hausse des taux de la BCE. Demain l’essence coûtera peut-être un peu moins cher !
9 mars
Mercredi des Cendres. C’est le début des quarante jours du Carême qui préparent les chrétiens à la montée vers Pâques. Dans une société déchristianisée comme l’est devenue la société française c’est un jour comme les autres qui se fond dans la grisaille si ce n’est que sur les agendas et calendriers il n’y a pas de saint du jour. Sur un plateau de télévision, avant de parler du prix de l’essence, une journaliste présentait hier un “sujet” sur le Mardi gras et la tradition des carnavals (carnaval : le dernier jour où l’on peut manger de la viande, carne vale). En parlant du Carême qui va commencer, elle a voulu expliquer aux auditeurs que “c’est le Ramadan des chrétiens”. Elle pensait fort logiquement que le français moyen comprenait mieux ce qu’était le Ramadan que le Carême. Probablement n’avait-elle pas tort ! Il est vrai que dans l’un et l’autre cas il y a la même notion de jeûne et de privation, de partage aussi avec les plus démunis. Bien sûr, la signification et la dimension religieuse sont toutes autres. Mais autant le Ramadan est devenu dans la société musulmane au sens le plus large un symbole identitaire (mes étudiants les moins religieux ne rateraient pas pour autant le Ramadan), autant le Carême est passé aux oubliettes d’une société de consommation alors même que disparaissaient la plupart des interdits – alimentaires et autres – du christinisme.
Faisant ce soir une conférence sur la faim dans le monde, je rappelais avant le cocktail à l’auditoire de banquiers que ce jour était bien choisi pour parler de faim et de pauvreté. Personne parmi eux n’avait remarqué que nous étions le jour des Cendres ! À propos, j’arrête de fumer pour 40 jours !
10 mars
Audition par la Commission des Affaires économiques de l’Assemblée nationale sur les problèmes de marchés agricoles et sur le fonctionnement de l’Observatoire des prix et des marges que je préside. Le rite est curieux : les députés circulent et butinent, dissertent entre eux sans écouter l’orateur : c’est pire qu’un auditoire d’étudiants de première année. Sur soixante-dix inscrits, une quarantaine auront passé au moins quelques moments, mais seulement une vingtaine sera restée de bout en bout. Le rite des questions est lui aussi curieux : les quatre représentants de groupes puis pratiquement chaque député présent tenant à marquer son territoire et souvent quittant la salle une fois la question posée sans en écouter la réponse. On est loin de la solennité et du professionnalisme du Congrès américain. Il règne là, une joyeuse légèreté plutôt sympathique, mais aussi légèrement irresponsable. Le métier de « député de base » n’est guère enviable !
Sur le fond, que retenir sinon les poncifs habituels sur le rôle de la spéculation, la place des OGM, l’impartialité de notre Observatoire et la fiabilité de ses chiffres. Les ai-je convaincus, je ne sais pas : je les ai en tous cas plongés dans l’émoi lorsque j’ai évoqué l’idée que le restaurant de l’Assemblée servait probablement de la viande allemande ou hollandaise. Droite comme gauche, ils se sont indignés, car la viande ne peut mentir.
11 mars
Lionel Zinzou est le président de PAI Partners, l’un des principaux fonds français de private equity (qui contrôle 18 entreprises employant au total 180 000 personnes). Mais normalien, ancienne plume de Laurent Fabius à Matignon, il est aussi béninois, neveu d’un ancien président et héritier de l’une des grandes dynasties politiques du pays. Devant mes étudiants, il témoigne de son paradoxal afro-optimisme et rappelle combien les professeurs de gouvernance lui sont insupportables. Certes, l’Afrique est corrompue, mais il a raison de souligner que les Africains en la matière sont des amateurs à côté des Russes, des Chinois ou même des Brésiliens.
L’Afrique surtout est confrontée à un choc démographique sans équivalent dans l’histoire : depuis l’indépendance, un pays comme le Bénin est passé de deux à dix millions d’habitants. Même si le taux de pauvreté a été réduit de moitié, le nombre absolu de pauvres n’a cessé d’augmenter. Cette croissance de la population est à la fois un défi et une chance pour l’Afrique qui aura dans trente ans le quart de la population active de la planète. L‘Afrique profitera donc des délocalisations en provenance de Chine notamment dans les industries comme le textile.
Bien sûr, la stabilité politique est loin d’être acquise et de ce point de vue l’Afrique francophone est bien en retard à la lumière de la crise ivoirienne. Dimanche ont justement lieu des élections présidentielles au Bénin. Ce sera un test en grandeur nature pour un pays revenu à la démocratie en 1991 seulement.
12 mars
Le tremblement de terre qui vient d’ébranler le nord du Japon est l’un des plus puissants qui aient ébranlé le monde depuis celui qui avait touché Sumatra en 2004 et déclenché le plus célèbre et meurtrier tsunami de l’histoire.
Paradoxalement, le fait qu’il ait touché le Japon est une chance : l’archipel est un pays riche habitué aux secousses et dont la plupart des bâtiments répondent à des normes antisismiques très sévères : résultat pratiquement aucun bâtiment ne s’est effondré. L’essentiel des dégâts et des pertes humaines provient du raz de marée (tsunami) qui s’est déclenché quelques minutes plus tard et qui a ravagé la côte nord-est de l’île de Honshu.
Et puis, il y a le problème nucléaire. Manifestement, une centrale est en situation de surchauffe et il n’est pas certain que le contrôle en soit encore assuré. On parle déjà d’un nouveau Tchernobyl… ou plutôt on ne parle pas et toutes les hypothèses les plus sombres circulent sur le net. L’accident est incontestablement très grave et déjà le débat sur la sécurité nucléaire bat son plein. Le Japon d’Hiroshima et de Nagasaki tire en effet le tiers de son énergie du nucléaire dans des conditions de sécurité qui jusqu’à présent ont été optimales. La secousse puis le tsunami ont manifestement provoqué un accident majeur de l’un des réacteurs. Quoiqu’il se passe dans les jours à venir, on imagine déjà le débat qui ne va pas manquer de se développer en Europe et qui va relancer la contestation de l’énergie nucléaire qui est pourtant la moins polluante et la plus propre de toutes.
13 mars
La situation s’aggrave au Japon. On parle maintenant de plus de 10 000 morts et les images qui nous parviennent des régions touchées montrent bien la violence extrême du raz de marée qui a suivi le séisme. Cependant, c’est le calme des populations qui est peut-être ce qui frappe le plus ; le calme et, semble-t-il, l’efficacité des autorités alors même que tout ceci se passe à un moment de crise politique au Japon avec un gouvernement en sursis.
Mais le plus grave désormais, c’est la situation des centrales nucléaires avec déjà une explosion et puis un autre réacteur dans une situation très précaire. Sur les télévisions, les « experts » se succèdent alternant avec des responsables politiques (en France, le ministre de l’Industrie, Éric Besson, s’est manifestement découvert des compétences). Bien sûr, les « verts »et autres écolos de tous les bords exultent sur le thème « on vous l’avait bien dit » et rivalisent de prédictions apocalyptiques : à les entendre, les territoires français du pacifique (à 7000 kilomètres…) seraient bientôt touchés.
La situation est bien sûr d’une extrême gravité et elle ne manquera pas de remettre en cause le choix du nucléaire dans des zones aussi fragiles. Mais faut-il pour autant céder aux tenants d’un principe de précaution qui, poussé au bout de sa logique, ramènerait bien vite l’humanité à l’âge de pierre ? La vie elle-même est un risque et le Japon a de ces catastrophes une immense expérience (si l’on pense à l’incendie de Tokyo dans les années vingt). Et pourtant il a continué à avancer.
14 mars
C’est en France que le débat sur le nucléaire, en plein drame japonais, a pris le plus d’ampleur. Le compromis historique qui avait été à la base du Grenelle de l’environnement vient d’exploser. À l’époque, les mouvements écologistes avaient accepté de renoncer à leurs attaques sur le nucléaire et dans une moindre mesure sur l’incinération des déchets en échange d’engagements fermes en matière de réchauffement climatique et d’un quasi-abandon des dossiers agricoles. À juste raison, le monde agricole pouvait se plaindre de cet arbitrage dont il avait été la principale victime sur de nombreux dossiers (OGM, produits chimiques, agriculture bio, chasse…) Ainsi, la composition du Haut Conseil des Biotechnologies, issu du Grenelle, garantissait aux anti-OGM une confortable majorité en donnant une large représentation aux écologistes de tout poil. La paix nucléaire était à ce prix.
Manifestement, à un an des élections, les écologistes et autres verts ont repris leur liberté, incapable de résister à la tentation de surfer sur la vague des peurs et angoisses de nos concitoyens. Ils ont lancé l’idée joyeusement démagogique d’un referendum et s’apprêtent à ronger cet os jusqu’à la moelle.
Que la décision pompidolienne de faire le choix absolu du nucléaire n’ait pas été le résultat d’un débat démocratique est une évidence. Mais faut-il maintenant pour autant brûler le nucléaire ?
15 mars
Pour aller à Guéret, préfecture de la Creuse, il faut de Paris prendre le train dans la vieille gare d’Austerlitz (là où autrefois arrivait toute la jeunesse du Sud-Ouest avant l’époque des TGV) pour La Souterraine où une voiture vient vous chercher. La Creuse est un des départements les moins peuplés (il va perdre l’un de ses deux députés) et les plus ruraux de France. C’est aussi un des hauts lieux de l’élevage allaitant français partagé entre Charolais et Limousin.
Inutile de dire que les éleveurs ont beaucoup souffert de la crise bovine de ces derniers mois et qu’à l’occasion de la journée viande bovine de Guéret ils expriment toute leur frustration. Ils en restent toujours à la revendication du « prix rémunérateur » que les politiques leur promettent à longueur de discours électoraux. Ils n’acceptent guère la logique de l’instabilité et contestent bien sûr l’approche que je leur propose, celle de la vache « tondeuse de gazon », celle de la fonction d’entretien de l’espace de l’élevage. Ils préfèrent rêver de hausses de prix et de débouchés à l’exportation (en Turquie pour l’instant pour les bêtes engraissées, les jeunes bovins). Pourtant, le faible revenu qui est le leur (le plus bas de toutes les professions agricoles) repose intégralement sur des aides dont la légitimité est régulièrement remise en cause tant à Bruxelles qu’à Paris ou Limoges. Ce sont eux les principales victimes des campagnes anti-viande qui fleurissent un peu partout. Ce sont eux qu’il faut aider, dont il faut « salarier les vaches » pour que vive la Creuse…
16 mars
En 1956, l’affaire de Suez focalisa tellement l’attention de la communauté internationale que les troupes soviétiques purent en toute impunité écraser la révolte de Budapest et les velléités démocratiques hongroises. Il en est de même aujourd’hui avec la catastrophe japonaise et la grande peur nucléaire. Pendant que le monde s’apitoie sur le sort des Japonais et entame un débat nucléaire sur fond de peurs millénaristes, l’armée du colonel Khadafi peut mater la révolte de la Cyrénaïque et les troupes saoudiennes peuvent remettre de l’ordre à Bahrain. Le « printemps arabe » a quitté la une de l’actualité au moment même où il aurait eu le plus besoin du soutien de l’opinion publique internationale : le moment où les vainqueurs se divisent, où ils se rendent compte qu’il est plus facile de renverser que de gouverner, le moment aussi où les oligarchies au pouvoir ont eu le temps de se resaisir après quelques instants de stupeur. C’est manifestement le cas en Libye et dans le Golfe comme cela avait été le cas en Pologne puis en Hongrie en 1848… La révolution de jasmin de la Tunisie risque de rester bien isolée à moins qu’elle ne rejoigne le cimetière des illusions révolutionnaires à côté de la révolution orange ukrainienne et de quelques autres.
C’est bien ce que « pense » le marché du pétrole qui à moins de $ 100 le baril à New York exclue de facto tout risque de contamination à des pays comme l’Algérie. Est-ce déjà la fin du printemps arabe ?
17 mars
Le tremblement de terre au Japon a provoqué un véritable séisme sur les marchés financiers. Assez logiquement, la bourse japonaise et les valeurs liées au nucléaire ont décroché. La forte remontée du yen a de quoi surprendre, mais peut s’expliquer par l’anticipation de rapatriement de capitaux vers le Japon. Par contre, le comportement des marchés de matières premières est étonnant : la plupart des marchés ont fortement décroché et sont aujourd’hui en net recul par rapport au début de l’année. Certes, ce décrochement est antérieur au séisme et trouve sa logique dans les fondamentaux : ainsi pour les céréales les dernières prévisions du ministère de l’Agriculture américain (USDA) étaient un peu plus optimistes en termes de stocks de report. De même, les niveaux atteints par les prix de certains métaux (étain, nickel) étaient devenus déraisonnables du point de vue de leur substitution éventuelle.
À très court terme, la catastrophe japonaise va se traduire par des importations plus faibles de céréales, de métaux ou d’énergie. Mais bien vite, il va falloir compenser au contraire les besoins nés des problèmes nippons : plus de pétrole, de charbon et surtout de gaz naturel liquéfié ; plus de céréales et de produits animaux aussi, si du fait de la radioactivité une partie de la production locale n’est plus comestible.
La chute des prix s’explique en fait par la fébrilité des marchés et de leurs acteurs : l’irrationalité du chaos de la nature ne peut être intégrée dans la rationalité de leurs modèles. Et puis, après tout, ce sont des hommes…
18 mars
Veillée d’un vendredi de carême dans notre crypte paroissiale. Dehors, il pleut et la pénombre est simplement éclairée par quelques bougies déposées par les participants. La veillée est animée par deux jeunes moniales de la Communauté de Verbe de Vie. C’est une de ces fraternités nouvelles nées au sein de l’Église catholique dans les années quatre-vingt et issues du Renouveau charismatique, lui-même héritier du pentecôtisme protestant américain. Alors que vieillissaient le clergé et les paroissiens de la génération de Vatican II, ces communautés nouvelles ont insufflé un vent à la fois de jeunesse et de tradition au sein d’un catholicisme français bien essoufflé.
Tout le monde bien sûr ne se retrouve pas dans l’exaltation de certains de ces témoignages mettant en avant la relation amoureuse au divin… Mais qu’elles étaient belles ce soir les prières des ces deux jeunes femmes dans leurs robes de bure bleue témoignant de leur conversion et de leur cheminement. Et les chants qui s’élevaient dans la chapelle avaient bien quelque chose d’angélique.
Il ya bien des manières d’exprimer tant sa foi que ses doutes. Souvent c’est l’action qui prime et celle-ci demeure essentielle : « avant de me prier, va te réconcilier avec ton frère », nous dit le Christ. Mais il faut aussi prier ou au moins faire silence.
19 mars
Le Salon du Livre se tient à Paris. Pour quelques jours, c’est la plus grande librairie de France, le moment de prendre conscience que l’écran n’a toujours pas triomphé de l’écrit et puis aussi c’est l’occasion de partager la passion de tant de petits éditeurs qui donnent à cet artisanat ses lettres de noblesse : ainsi regroupés par la région Aquitaine, ils sont plus d’une vingtaine entre Bordeaux et le Pays Basque et ils ne se contentent pas du seul créneau régionaliste.
Mais pour un auteur, le Salon du Livre c’est avant tout un grand moment d’humilité. Il y a des livres partout et l’on ressent toute la vanité qu’il peut y avoir à vouloir en écrire soi-même. Et puis il y a bien pire encore lorsqu’un éditeur demande à son auteur de faire une séance de signature. On est là derrière sa table et quelques piles de livres. Les badauds passent, la plupart du temps ignorent, parfois s’approchent… mais pour demander leur chemin. L’auteur prend un air détaché, discute avec l’attaché de presse qui tente de le réconforter, siffle son troisième verre de vin (dans un gobelet en plastique) pour se donner quelque assurance. Finalement, une dame en achète un et demande une dédicace pour son fils. On lui donnerait volontiers tout le catalogue.
Heureusement, une rapide promenade dans le salon réconforte l’auteur. Partout en cette fin d’après-midi on s’ennuie ferme en dehors du « vu à la télévision » et des auteurs de BD qui eux dessinent leurs dédicaces. C’est un « collector »…
20 mars
« Sarkozy s’en va-t en guerre ! » C’est un peu méchant, mais voilà ce que l’on a envie de fredonner en ce dimanche matin alors que s’intensifie le ballet aérien au-dessus de la Libye et que les caméras immortalisent le départ du Charles de Gaulle de la rade de Toulon. C’est méchant, car la France a contribué là à crédibiliser des Nations Unies bien timorées et surtout à convaincre Obama que l’on pouvait faire mieux et de manière différente qu’en Irak et en Afghanistan. Mais est-ce bien sûr : la comparaison avec l’Irak est éclairante. Dans les deux cas, la malédiction du pétrole qui pousse à la folie mégalomaniaque Saddam Hussein comme Khadafi, tous deux issus, il faut le signaler, de mouvements laïcs et plutôt antiislamiques ce qui les rendra longtemps fréquentable ; deux pays qui en vérité n’en sont pas et sont le résultat d’arbitrages coloniaux (le traité de Versailles encore qui a découpé la Cyrénaïque, la Tripolitaine et le Fezzan). Que faire, qu’y faire ? Des frappes aériennes « chirurgicales » (comment le croire ?) ne suffiront pas. Mais personne ne veut d’un nouveau bourbier et les Américains n’envisagent que quelques jours d’engagement : trop tard et trop peu d’autant que les Allemands en Europe ne goutent guère l’emballement franco-britannique qui a un goût de Suez. On voudrait applaudir, mais « Sarkozy s’en va-t en guerre, ne sait quand reviendra ».
21 mars
Les français viennent de voter avec leurs pieds pour la mort des départements. 44 % seulement de votants aux élections cantonales. Le département, cette entité qui depuis la Révolution maille le territoire national (à commencer par les plaques minéralogiques de nos voitures) est vraiment moribond. Il n’y a que dans quelques zones rurales qu’il a conservé un soupçon de légitimité.
À dire vrai, la France a une fâcheuse tendance à empiler les circonscriptions territoriales sans jamais en supprimer : commune, communauté de communes, pays, département, région, autant de collectivités dont les compétences se chevauchent quand elles ne sont pas en opposition directe. Toutes les réformes ont échoué et la dernière qui crée des conseillers territoriaux qui siègeront à la fois dans les conseils généraux et régionaux navigue dans les confins de l’absurdité (déjà certaines îles d’outre-mer conjuguent sur un même territoire un conseil régional et un conseil général).
Sauf certaines régions rurales, le temps du département – qui commença en 1790 – est bien fini. On peut imaginer que communauté de communes ou pays le remplace tandis que la région deviendrait le véritable échelon intermédiaire entre le local et le national. Mais tout cela prendra du temps tant la logique est peu politique.
22 mars
Qui se souvient encore du mouvement du 22 mars ? C’est ce jour-là que commença Mai 68 lorsque des étudiants de Nanterre menés par Daniel Cohn Bendit envahirent la résidence universitaire réservée aux filles. Deux mois plus tard, la France était en révolution. 43 ans plus tard ce sont là des anecdotes que mes étudiants ont du mal à croire tant cette histoire peut leur paraître lointaine. Pourtant chaque année au printemps, il y en a encore qui rêvent de secouer les pesanteurs de la société.
La grande différence est qu’aujourd’hui il n’y a plus de mythe idéologique fondateur. En 1968, les modèles ne manquaient pas de Mao à Castro, de la Yougoslavie à… la Libye ! On pouvait rêver de bonne foi d’un monde meilleur. Les grandes utopies ont disparu tout comme les idéologies ce qui en soi n’est pas mauvais tant elles ont pu détruire les hommes et leurs rêves. C’est bien là une sorte de « fin de l’histoire » au sens hégélien du terme qui caractérise nos sociétés occidentales qui à droite comme à gauche n’ont d’autre choix que celui de la raison ou du populisme, ce qui, on en conviendra, n’est pas bien excitant. Alors on vit les révolutions des autres par procuration : on est aujourd’hui à Benghazi avec les rebelles, à Sana au Yémen avec les manifestants. Cours camarade, le vieux monde est devant toi !
23 mars
Au déjeuner des Tuileries, une présentation de la catastrophe de Fukushima par un ancien président d’EDF, le père de la formule de tarification de l’électricité en France, illustre le fossé qui existe entre les nucléocrates français et le reste de la population en proie à des peurs certes irrationnelles, mais légitimes.
Cet homme, courtois au demeurant et d’une grande gentillesse, balaie du revers de la main l’affaire de Tchernobyl : « des moujiks incapables en matière de sécurité » dit-il. Quant aux 4000 morts, ce n’est au fond que le « bilan d’un week-end allongé sur les routes d’Europe ». Lorsque l’un des plus célèbres cancérologues français évoque les 40 000 contaminés, il se contente de constater que l’on ne meurt plus du cancer de la thyroïde… À Fukushima, il concède deux irradiés hospitalisés dont, regrette-t-il, on parle plus que des 20 000 morts du tsunami. Sa critique essentielle à propos de la centrale nippone est que les murs de protection des moteurs diesel (le troisième niveau de secours) étaient trop bas. Il rappelle que c’était exactement ce qui s’était passé en Gironde à la centrale du Blayais, mais là, la centrale n’avait pas été affectée.
Au fond, il ne peut admettre ni les peurs, ni les critiques : comme tous les professionnels du nucléaire en France, il est certain de sa vérité, celle de la compétence à la fois scientifique et industrielle de l’élite des ingénieurs, normaliens et corps des mines auquel il appartient. L’idée même de débat ne lui est pas intelligible. « Le doute s’installe non pas sur le nucléaire, mais sur ce que l’on en dit » finit-il par concéder. Il n’a rien compris !
24 mars
Dernière au théâtre du Lucernaire d’une merveilleuse pièce-monologue d’Antoine Ramet, « La vie sinon rien » interprétée par Bruno Abraham-Kremer : un quinquagénaire plutôt bien dans sa peau et dans la vie apprend qu’il est condamné par une maladie rare à une espérance de vie de quelques mois. Il s’indigne, il se révolte, peu à peu il prend conscience de sa peur et puis il apprend à vivre (c’est un marabout africain qui lui apporte le brin de sagesse nécessaire) et il mourra, mais un peu plus tard… Au tournant de la soixantaine, cette pièce sonne juste tant, autour de nous, les premiers « accidents » arrivent, cancers, AVC, souvent pris à temps, mais parfois foudroyants. Notre société qui cultive le jeunisme et la beauté, même pour les seniors, a occulté la mort, l’a repoussée aux extrêmes. Elle est pourtant une compagne fidèle qui doit nous pousser chaque jour un peu plus à goûter la vie.
« Tout le monde meurt, dit le marabout, mais il faut mourir heureux ». C’est bien là le secret de la vie. « La vie c’est le vent » dit-il encore, et le vent ne doit pas s’arrêter.
Au téléphone ce soir, un ami me parle de son protocole de chimiothérapie : mais en même temps il me parle de ses projets, de la vendange à venir, de parties de golf, de ceux qui l’entourent. Le vent souffle encore.
25 mars
De déjeuners en dîners, la question de la semaine en France est celle de l’attitude à adopter face au Front National : la droite classique se déchire sur des clivages parfois inattendus.
Alors que face à Jean-Marie Le Pen, les outrances verbales du vieux leader, héritier de l’antisémitisme français, suffisaient à le rendre infréquentable pour la plupart – l’immense majorité – des élus du RPR puis de l’UMP, tel n’est plus le cas aujourd’hui face à la vague « bleu marine » dont on ne peut que saluer l’habileté. Le Front National aura peu d’élus au lendemain des cantonales, mais là n’est pas l’essentiel : il a fait presque jeu égal avec l’UMP dans un scrutin où son manque de notables locaux le handicape fortement. Ce qui est important c’est que le Front soit sorti de l’ostracisme qui pesait jusqu’à présent sur lui : le racisme est oublié (et encore plus l’antisémitisme) et on salue au contraire la fermeté de sa position sur l’immigration et la laïcité. Certes, son programme économique est bien mince, mais les positions de nationalisme économique et de sortie de l’euro ont des relents gaullistes assez paradoxaux aux antipodes de la droite néolibérale américaine de Sarah Palin. Bref, le vote Front National s’affiche désormais ouvertement et n’est plus un réflexe honteux dans l’isoloir : on s’indignait ainsi ce soir du refus de Michel Drucker de recevoir à son émission de France 2 (service public) Marine Le Pen alors qu’il a accueilli Mélenchon ou Besancenot. Il a tort en effet. Il vaut mieux banaliser le FN.
26 mars
Qu’est-ce qui change dans la vie des hommes lorsqu’ils commencent à accéder au développement économique ? Qu’est-ce qui a changé dans la vie quotidienne des occidentaux ces cinquante dernières années ? La réponse est simple : la télévision. Une étude récente, faite dans une centaine de pays, donne un résultat à la fois surprenant et effrayant : l’habitant moyen de la planète en zone urbaine passe 3 h 10 devant sa télévision chaque jour. Le record a été battu à certains moments aux États-Unis avec plus de 5 heures. Néanmoins, c’est au Moyen-Orient qu’en moyenne on regarde le plus la télévision : 4 h 54 devant l’Amérique du Nord avec 4 h 39, les Européens apparaissant presque « raisonnables » avec 3 h 43 pour les Allemands et 3 h 22 pour les Français : c’est dans l’hexagone que l’on regarde le moins la télévision ce qui est un incontestable signal d’optimisme (il n’est pas certain qu’il y ait une correlation avec la qualité – ou la pauvreté – du petit écran français).
Mais passer 4 à 5 heures de sa journée devant un écran de télévision, a-t-on conscience de ce que cela représente comme gâchis humain, social et même physique (le lien télévision/obésité paraît évident). Ainsi ces chiffres apportent une autre lumière sur la crise morale qui est celle du monde arabo-musulman : devant l’échec de la fabrique sociale, que faire sinon rêver d’autres mondes et devenir un autiste télévisuel. La télévision, et au-delà l’écran tuent non pas les hommes, mais leur pensée et leur capacité à aimer les autres. On ne peut casser le poste, mais comment résister ?
27 mars
C’est en 1851 que Richard Wagner termina le livret de Siegfried dont il n’acheva la musique qu’un quart de siècle plus tard. Siegfried, c’est la quintessence du héros allemand qui triomphe des nains et des dragons pour conquérir l’anneau des Niebelungen, libérer Brunnhilde de son sommeil et commencer à chasser Wotan de son trône. On peut en faire de multiples lectures, celle donnée à l’Opéra de Paris dans la mise en scène de B.Krämer n’étant pas la plus heureuse avec un Siegfried, sorte de Coluche se goinfrant de Nutella et de Coca au premier acte (sic). À tout prendre, une lecture germanique voire même “nazie” eut été plus justifiée et on comprend ce que le personnage de Siegfried a pu représenter dans l’âme allemande (la ligne Siegfried par exemple).
Mais Wagner écrit en 1851 au lendemain de ce printemps des peuples de 1848 qui nous fascine tant au début de 2011. Pense-t-il au réveil des peuples et à la chute des rois et des empereurs ? Peut-on faire une lecture contemporaine du mythe de Siegfried dans lequel les souverains mégalomanes de Wotan à Khadafi sont renversés dans un geste héroïque alors que les forgerons (allégorie de l’industrie et donc du capitalisme naissant) sont éliminés. C’est probablement en trop faire dire à Wagner qui manipule le personnage de Siegfried comme on manipule trop facilement aujourd’hui des foules à la recherche de mythes fondateurs.
28 mars
Le monde universitaire s’agite au lendemain de la désignation de 100 “laboratoires d’excellence” (LABEX) et surtout des sept “initiatives d’excellence” (IDEX, comme tout ceci est poétique) qui bénéficieront d’une partie des ressources du désormais célèbre “grand emprunt”. On est là au cœur de la logique des pouvoirs au sein d’une université gouvernée par quelques petits maîtres devenus bureaucrates. Les initiatives d’excellence sont pour l’essentiel des regroupements artificiels “bricolés” pour avoir quelque poids dans le désormais célèbre classement de Shanghai. On pense qu’il suffit de mettre ensemble quelques établissements pour créer des dynamiques communes. Dauphine se trouve ainsi associé à Normale Sup et quelques autres pour former “Paris Sciences et Lettres” qui sera au mieux une pompe à subventions. Pour la recherche comme pour l’enseignement, ce qui prime c’est l’unité de lieu et d’action, ce qui fait la force des universités anglo-saxonnes fonctionnant sur un même campus, avec obligation morale de résidence pour les enseignants. C’est le petit monde cher à David Lodge, mais il a au moins le mérite de fonctionner.
En France, on préfère une approche toute pleine de délicatesse bureaucratique où les décisions dépendent d’apparatchiks bureaucratiques experts en manipulations de dossier. On est là bien loin tant de l’excellence que surtout de la créativité anglo-saxonne. L’université française n’en a pas fini de souffrir.
29 mars
Bordeaux est une des plus belles villes de France, celle qui a conservé le plus beau patrimoine du XVIIIe siècle, le sommet du classicisme que l’on retrouve le long des quais et des cours du quartier du Jardin Public et des Chartrons. La ville n’a pas changé depuis mon enfance si ce n’est la présence d’un tramway et quelques axes de circulation qui ont été modifiés. Sous un léger crachin, je traverse la place des Quinconces où les forains démontent les manèges de la “foire” qui a lieu deux fois par an et où j’aimais à me promener il y a presque une cinquantaine d’années.
Pourtant bien peu de chaleur se dégage de ces façades tirées au cordeau et le promeneur se sent bien vite un étranger quand bien même il connaîtrait le moindre pavé. La beauté de Bordeaux est froide, la vie semble s’y être arrêtée. Il n’y a plus de navires qui remontent la Garonne et les derniers hangars du port n’abritent plus que quelques commerces et restaurants branchés.
Il y a encore de l’argent à Bordeaux, celui du vin, celui en fait des ces crus classés que s’arrachent désormais les Chinois. Jamais les prix n’ont été aussi élevés alors qu’au même moment le modeste Bordeaux supérieur végète. Mais le vin – les grands vins en fait – a été pour Bordeaux une sorte de malédiction comme le pétrole pour les émirats. Il n’y a guère d’autre activité économique, le chômage y est le plus élevé d’Aquitaine, les élites ne se renouvellent guère et de Chaban à Juppé, il a fallu chercher ailleurs les dirigeants politiques de la ville. Ainsi coule la Garonne à reculon au moment de la marée.
30 mars
Le temps semble s’être arrêté. En tout cas, le sous-continent indien a arrêté de respirer : en demi-finale de la Coupe du Monde de cricket, l’Inde affrontait le Pakistan. Les deux premiers ministres étaient présents pour cette rencontre historique d’un sport qui est de loin le plus populaire au sein de l’ancien Empire britannique. Curieusement le cricket n’est jamais parvenu à sortir des frontières de la culture britannique : des règles complexes, un rythme lent avec des rencontres durant des journées entières, mais interrompues à l’heure du thé, peu de spectacles, mais l’entrée progressive dans une certaine forme de “civilisation” (aux États-Unis, le “baseball” en est une version vulgaire et abâtardie). Les colonisés se sont approprié le sport du colonisateur et le cricket est devenu un lien commun entre tous les pays du Commonwealth, des principaux “dominions” comme l’Australie ou la Nouvelle-Zélande aux Caraïbes (les West Indies), du Zimbabwe à l’Empire des Indes. Certes, il y a toujours des rencontres historiques comme les “Cendres” (Ashes) entre l’Angleterre et l’Australie, mais apparemment c’est dans la vieille Inde du “raj” que le cricket a trouvé ses racines les plus profondes et en tout cas ses meilleurs joueurs. L’Inde a battu le Pakistan et affrontera samedi en finale le Sri Lanka à Bombay non loin de l’arche solennelle qui marquait la porte de l’Empire des Indes au temps de la reine Victoria.
31 mars
Hausse du prix du gaz en France annoncée pour le 1er avril. Les médias se mobilisent bien sûr et il est vrai que cette hausse s’ajoute à celles qui ont touché l’essence et les produits alimentaires. En six ans, le prix du gaz a augmenté de 63 %. Le gouvernement s’en émeut bien sûr et décide d’interdire toute nouvelle hausse… jusqu’aux élections de 2012 !
La France n’a pas changé et sa relation à l’économie de marché reste bien ambigüe. Comment peut-on imaginer continuer à décider du prix du gaz naturel alors que la France n’en produit plus et dépend donc pour son approvisionnement des importations en provenance de l’est (les “tuyaux” de Gazprom), du sud (l’Algérie) avec un peu de gaz naturel liquéfié provenant d’un marché qui commence à peine à se mondialiser. Longtemps, le prix du gaz a été indexé notamment en Europe sur le prix du pétrole. Aujourd’hui, il commence à gagner quelque autonomie : aux États-Unis avec le développement des “gaz de schistes” il vaut à peu près le quart du prix du pétrole. En Europe, la situation est plus complexe, mais un véritable marché européen commence à se dégager.
Toutes ces considérations échappent manifestement aux politiques français : non contents d’enterrer l’éventualité de la production de gaz non conventionnels en France (surtout ne pas exciter José Bové…), ils croient toujours que le prix du gaz peut se fixer en conseil des ministres, vidant au passage de toute substance la commission de régulation de l’énergie. On peut regretter le temps de l’économie administrée. Mais peut-on ignorer le marché ?