1er janvier
Nous voici donc en 2011 ! Finalement, 2010 n’aura pas été une si mauvaise année : 4,8 % de croissance économique mondiale, certes dopée par les pays émergents et donc beaucoup plus molle pour le « vieux monde », mais après la tourmente de 2008/2009, c’est quand même une performance inespérée. Du côté négatif, on ne peut que constater l’absence de reprise sur le plan de l’emploi et donc dans la plupart des pays de l’OCDE, le maintien du chômage à des niveaux élevés à l’exception de l’Allemagne. Dans ces mêmes pays, les déficits budgétaires et les taux de dette publique par rapport au PIB ont affiché des niveaux records : largement achetée à coup de dépenses publiques, la sortie de crise de 2009/2010 devra bien se payer un jour.
Mais du côté positif, le meilleur indicateur mondial reste celui de l’évolution des bourses qui globalement se sont appréciées de 19 % en 2010 : la hausse la plus forte est celle des marchés anglo-saxons alors que l’Europe était tirée vers le bas par les pays du « Club Med » (en France le CAC, en euros, a perdu 1,2 %). Ce qui est par contre le plus marquant c’est de voir que la troisième capitalisation boursière de la planète est désormais… Apple à près de $ 300 milliards. En cette année de l’I-Pad et de l’I-phone 4, Apple illustre l’extraordinaire dynamique de l’innovation technologique aux États-Unis, que l’on retrouve tout autant dans les 500 millions de membres du réseau Facebook. L’Amérique est peut-être endettée, mais elle reste le lieu par essence de la création et de l’invention. La Chine et l’Europe seront encore loin derrière en 2011.
2 janvier
Dilma Roussef est la nouvelle présidente du Brésil. Lula aura (bien) gouverné le Brésil pendant huit ans et la transition démocratique entre les deux présidents se fait normalement alors que de l’autre côté de l’Atlantique, la guerre civile fait rage dans les rues d’Abidjan, qu’au nord du Brésil, du Vénézuéla, Hugo Chavez vient de se doter des pleins pouvoirs, que surtout, pratiquement depuis la chute de la dynastie des Bragance au XIX siècle, le Brésil nous avait habitués à des alternances de coup d’état et de dictatures militaires à l’image d’ailleurs de toute l’Amérique Latine (le Chili fut longtemps une exception jusqu’à Pinochet). Ce qui s’est passé à Brasilia est un merveilleux message d’espérance : certes, tout n’est pas parfait dans la politique brésilienne et le pays n’est pas venu à bout du clientélisme et du pouvoir des caciques qui tiennent encore nombre de provinces. Mais le décollage économique du pays est une réalité avec près de 8 % de croissance en 2010. Au-delà des matières premières et de l’agriculture, le Brésil est en train de se doter d’une vraie base industrielle. Il y a cependant toujours beaucoup d’insécurité, des favelas plus ou moins sordides, un secteur public pléthorique et souvent peu efficace…
Et puis il y a les Jeux olympiques à Rio en 2016, un symbole identique à ceux de Pékin en 2008. Le Brésil a basculé dans le camp de l’espérance : il n’y avait pas de plus belle manière de commencer l’année !
3 janvier
2010 s’est bien mal fini ou bien 2011 a mal commencé dans le fracas de l’attentat qui a coûté la vie à une vingtaine de coptes en l’église des Deux Saints à Alexandrie.
Alexandrie fut longtemps l’une des villes les plus cosmopolites de la Méditerranée orientale. La population arabe et musulmane y voisinait avec les coptes eux aussi tout aussi autochtones et puis avec de fortes communautés grecques, juives, libanaises et syriennes sans compter les Européens. Il suffit de relire Robert Solé, Lawrence Durell ou Naguib Mahfouz (à propos du Caire) pour avoir une image de ce que fut cette Égypte où pouvaient se côtoyer toutes les religions du Livre.
Ce temps-là en Égypte, mais aussi dans tout le Moyen-Orient est révolu. Les 15 millions de chrétiens qui vivent encore dans cette région du monde sont condamnés par des logiques géopolitiques qui les dépassent. Ce qui se passe est au fond en quelque sorte l’équivalent de ce qui arriva en Espagne à partir de 1492 lorsque les juifs d’abord, les morisques ensuite furent condamnés à l’exil. On sait ce qu’il advint par la suite de la société espagnole dominée par le fanatisme et l’étroitesse d’esprit. C’est ce qui est en train de se passer dans maintes sociétés arabes. Dans quelques vieilles familles juives d’origine espagnole, on se transmet les clefs de la maison de Grenade. Il en sera bientôt de même pour les chrétiens d’Égypte…
4 janvier
Et voilà donc que l’on reparle des 35 heures. Cette fois, c’est un hiérarque de gauche, candidat aux primaires du PS, Manuel Valls, qui se lance en estimant qu’il est grand temps de libérer le temps de travail. Haussement d’épaules à droite comme à gauche : les 35 heurs ont été largement « détricotées », mais il en reste le symbole et… le coût !
Au départ, c’était une belle idée électorale (de Dominique Strauss-Kahn) destinée en 1996 à compléter le programme électoral d’un PS qui souhaitait ratisser large sur le thème du partage du travail. Élu par surprise en 1997 sur ces thèmes, Lionel Jospin eut la rare honnêteté politique de les mettre en œuvre et puis aussi la chance de disposer d’une conjoncture économique favorable (4 % de croissance en 2000) pour en assurer la digestion. Et à l’époque, l’adoption des 35 heures et l’idée du partage du travail firent beaucoup dans l’euphorie des Français. Le réveil n’en a été que plus cruel : peu de créations d’emplois, augmentation des inégalités (paradoxalement les cadres ont beaucoup plus profité des RTT) et puis au fil des détricotages explosion des coûts (4,4 milliards d’euros pour la seule détaxation des heures supplémentaires). En 2007, N. Sarkozy n’osa pas toucher au symbole, mais compliqua un peu plus l’usine à gaz à laquelle le Medef ne veut pas toucher.
Et pourtant, le maintien des 35 heures est un mauvais message adressé à tous ceux qui travaillent. Mais qui aura le courage politique de transgresser pareil tabou ?
5 janvier
Caroline et Romain viennent de nous annoncer leur mariage pour cet été. Nous nous y attendions un peu, mais c’est là une immense joie et en quelques semaines voilà nos deux filles engagées dans cette grande aventure du mariage et de la construction d’une famille. Ce qui était normal et courant il y a une ou deux générations et devenu presque exceptionnel aujourd’hui et, on le sait, plus de la moitié des enfants nés – dans une France fort prolifique – le sont en dehors du mariage. Curieusement, le choix d’avoir des enfants se fait plus facilement que de s’engager devant le maire ou quelque représentant religieux. Or autant le mariage peut éventuellement être dénoué, autant l’enfant lui restera et il mérite de la part de ses parents la chance de connaître un véritable foyer avant toute forme de « recomposition ».
C’est pour cela qu’un mariage doit se préparer, non point tant au sens festif, mais dans un véritable itinéraire de réflexion durant la période des « fiançailles ». Le terme peut sembler un peu dépassé voire « ringard », mais il marque bien le besoin de préparation d’un mariage ou d’une union qu’elle soit civile ou religieuse.
Voilà des idées qui ne sont plus guère à la mode, mais qui sont pourtant un des fondements d’une vie en société qui a aujourd’hui perdu nombre de ses marques.
6 janvier
Conférence de presse avec Bruno Le Maire, le ministre de l’Agriculture pour expliquer la formation des prix et des marges dans la filière viande bovine. Depuis quelques semaines la tension est palpable entre les éleveurs, l’industrie et la grande distribution. On cherche les coupables qui “s’en mettent plein les poches” (c’est là une vieille lubie française).
Le rapport que je présente au nom de l’observatoire des Prix et des Marges ne montre personne du doigt puisque, en réalité tout le monde est à peu près perdant. Simplement, si l’industriel et le distributeur ont pu à peu près répercuter la hausse de leurs charges, tel n’a pas été le cas des producteurs. Ceux-ci ont vu leurs prix stagner ce qui s’explique en partie par le déséquilibre du marché lié au fait que pour près des deux-tiers notre “viande rouge’ (ce symbole dont Roland Barthes avait fait une de ses mythologies) provient de vaches laitières de réforme.
Mais qu’il est difficile d’être compris comme on le dit : les “papiers” des journalistes demeurent imprécis et surtout les communiqués des syndicats concernés rivalisent de langue de bois dans une sorte de jeu de rôle chorégraphié à l’avance. C’est à cela qu’en électricité servent les fusibles…
7 janvier
émeutes en Algérie et en Tunisie. Dans les deux cas, ce sont des jeunes au chômage qui manifestent. En Algérie, on proteste surtout contre l’augmentation des prix alimentaires en particulier pour des produits de base comme l’huile ou le sucre. Dans un contexte de flambée des prix agricoles mondiaux, on a vite fait de parler d’émeutes de la faim et bien sûr de fustiger les spéculateurs. En réalité, ce sont là des émeutes de la mal-gouvernance et – dans le cas de l’Algérie – une parfaite illustration de la malédiction des matières premières.
Le pétrole a fait le malheur de l’Algérie, en enrichissant ses élites, généraux et apparatchiks du régime, en généralisant sinon la corruption, du moins la concussion et le népotisme, en permettant aussi de financer des importations qui ont peu à peu tué l’industrie et l’agriculture locales. Pour l’agriculture, ce fut un véritable désastre et l’Algérie va importer encore cette année plus de 5 millions de tonnes de blé alors qu’elle pourrait être proche de son autosuffisance et nourrir ses 35 millions d’habitants. Certes, le gouvernement peut puiser dans les revenus du pétrole pour subventionner les prix à la consommation et c’est ce qu’il finira bien par faire. Il achètera ainsi la paix sociale.
En Tunisie, on assiste à la même crise de gouvernance même si l’absence de pétrole a quand même permis un décollage économique encore fragile. Mais dans l’un et l’autre cas, on a à faire à des régimes dictatoriaux, corrompus et veules présentés en Occident comme des remparts contre l’Islam. C’est à vous rendre taliban !
8 janvier
On célèbre les quinze ans de la mort de François Mitterrand et, à un an et demi des présidentielles, on se bouscule à Jarnac sur la tombe de l’homme qui a été à la tête de la France pendant la période la plus longue (quatorze ans) depuis Napoléon III. Au-delà de ce record, François Mitterrand a été un très grand président pour la France, un homme qui s’est trouvé grandi par sa fonction à la différence de nombre des ses homologues qui se sont éteints au lendemain de leurs élections, de Valéry Giscard d’Estaing à Nicolas Sarkozy (pour ce dernier il faudra un peu de recul pour affiner le jugement). Qui aurait en effet parié sur cet avocat politicien de deuxième rang caractéristique de la quatrième république, habitué aux combinaisons et aux manipulations les plus douteuses, sur ce grand bourgeois catholique n’ayant rien compris aux événements de 1968 ni plus tard à la chute du communisme, qui aurait pensé qu’il apporterait au plus haut l’image de la France, qu’il ferait l’Europe, qu’il serait l’artisan de la libéralisation économique…
Il y eut chez François Mitterrand un peu du Régent, ce neveu de Louis XIV qui fut le meilleur souverain français du XVIIIe siècle. L’un et l’autre avaient le même défaut : ne guère avoir de morale et jouir de la corruption des autres en s’entourant de “roués”. Nombre d’entre eux sont aujourd’hui à Jarnac.
9 janvier
L’assassinat de deux jeunes Français au Niger est un véritable choc qui me replonge une bonne vingtaine d’années en arrière.
Niamey est une ville alanguie au bord du Niger où il faisait alors bon de vivre dans un pays pauvre certes, mais qui souffrait beaucoup moins de mal-gouverance que la plupart de ses voisins. La sécurité y était à peu près totale et je me souviens avoir arpenté la ville à pied autour notamment du merveilleux musée/parc zoologique qui semblait tout droit sorti d’estampes coloniales. C’est à Niamey qu’arrivaient nombre de voyageurs ayant traversé la Sahara et c’est là que souvent ils revendaient leurs vieilles “deuches” et autres Peugeot.
Le “maquis” (restaurant) où les deux Français ont été enlevés (le Toulousain) existait déjà et avait un prédécesseur où l’on pouvait manger du magret et du confit de canard… C’était un rendez-vous des jeunes “expats”, coopérants et autres.
Rien de cela n’avait changé si ce n’est un peu de folie et un jeune de 25 ans abattu comme un chien : il faisait de l’aide au développement, il allait épouser une Nigérienne, il était un pont entre l’Occident et l’Afrique… Rien ne sera plus jamais comme avant sur le bord du Niger et le départ des derniers occidentaux n’y changera rien. Triste Afrique.
10 janvier
L’affaire Renault secoue les milieux industriels français. Le licenciement brutal de trois dirigeants et cadres supérieurs pour espionnage industriel autour du projet de véhicule électrique suscite maints commentaires et incompréhensions : espionnages véritables ou négligence des intéressés ? S’agit-il de recettes techniques ou de projets économiques ?
La question de l’espionnage économique n’est pas nouvelle. Entre le XVIe et le XVIIIe siècle, les princes européens espionnaient les “fabriques” de leurs rivaux et n’hésitaient pas à débaucher les maîtres verriers et faïenciers. On fait de même aujourd’hui et les Chinois ne s’en privent pas.
Mais cette affaire met aussi en lumière le malaise manifeste qui règne chez Renault. Son dirigeant emblématique, Carlos Ghosn, se détache de plus en plus de la vieille “Régie”. Dans ses arbitrages, Nissan, sauvé autrefois grâce aux liquidités générées par Renault, serait systématiquement privilégié. À Nissan, les marchés les plus prometteurs de la Chine et des États unis, Renault devant se contenter d’une Russie bien hypothétique et d’une Amérique Latine plus dynamique. Comme bien souvent en de pareils cas, le sauvé prend le pas sur le sauveur.
Et puis il y a le dirigeant à l’égo manifestement surdimensionné qui contraste avec une tradition Renault daite d’ingénieurs souvent encore marqués par le service public et qui choquent ses rémunérations somptuaires. Aussi grande soit-elle, une entreprise reste un corps social fragile. Inquiétant.
11 janvier
Appel d’un journaliste qui m’apprend que le “papier de une” programmé pour le lendemain sur les prix agricoles et le panier de la ménagère (un véritable “marronnier” que la presse dite populaire ressort régulièrement) a été repoussé du fait de l’actualité. L’actualité ? le suicide d’une famille dans le nord de la France du fait de son surendettement et de la pression des banques. Aux abois le père n’a su trouver d’autres solutions.
Drame de la misère, de la pauvreté, de l’incompréhension et de la bêtise aussi dont on imagine facilement la mécanique infernale. Drame du silence et surtout de la surdité de tous ceux qui auraient du entendre et qui ne l’ont pas pu ou pas voulu. On va comme d’habitude critiquer et s’en prendre aux services sociaux et à l’état qui n’a pas su protéger ces gens contre eux-même. Mais que dire des banquiers, des fournisseurs, des voisins qui avaient certainement des raisons de ne pas voir ?
Cette après-midi justement, je faisais devant des lycéens de terminale une conférence sur l’économie “au risque de l’amour” à partir de l’éloge du don que l’on trouve dans l’encyclique “Caritas in Veritate” de Benoît XVI : la sortie par le haut de la mécanique économique c’est bien la “surabondance du don”. Un des élèves m’a demandé si je n’étais pas trop optimiste : en ce qui concerne la France il avait probablement raison : on y demande en effet tout à l’Etat et on y oublie trop souvent la simple grâce de l’Amour.
12 janvier
Il y un an exactement, la main du destin a frappé le pays le plus pauvre, le plus désarmé, le plus mal gouverné et le plus corrompu aussi, Haïti, dévasté en sa capitale par un séisme qui fit 250.000 victimes et ne laissa qu’un champ de ruines. Il y a un an, le monde entier a fait assaut de compensation et a littéralement submergé Haïti de bénévoles, d’ONG de tout poil, de missions et même de militaires qui se faisaient concurrence les uns les autres.
Aujourd’hui, les ruines et les villages de tentes sont toujours là. presque rien n’a été fait faute de relais sociaux, faute d’autorités fiables. Haïti vit de l’aide internationale à court terme dans la dépendance totale de l’extérieur. La tenue d’élections n’a pas permis de dégager quelque consensus que ce soit.
C’est que, laminée par des décennies de brutalité et de dictatures en tout genre, de Duvallier à Aristide, la société haïtienne est incapable d’un sursaut de solidarité. Les élites haïtiennes – et ce drame l’a bien montré – sont indifférentes à la misère qui les entoure et les ONG se heurtent à un mur d’incompréhension.
Il y a bien longtemps, au XVIIIe siècle, Saint-Domingue était la plus riche des colonies françaises, le premier producteur de sucre au monde, grâce – il est vrai – à l’esclavage. L’espoir qu’avait suscité la création de la première république noire s’est vite estompé et Haïti n’a plus jamais été qu’un rêve fracassé. Le tremblement de terre n’a fait qu’attiser ces vieux démons et la communauté internationale est là impuissante.
13 janvier
En ces temps de début des soldes (à Paris hier, le boulevard Haussmann au niveau des grands magasins était noir de monde au point que l’on ne pouvait se frayer un chemin en “vélib” ni sur la chaussée, ni sur le trottoir), on parle à nouveau de hausses des prix, d’inflation et de pouvoir d’achat.
A 1,8 % l’inflation est à peu près inexistante – sauf pour Jean-Claude Trichet et la BCE – et pourtant la crainte de la vie chère angoisse les français. Au-delà des chiffres, le ressenti de l’inflation passe par le prix de l’essence, élevée moins du fait du baril de pétrole que de la faiblesse de l’euro, par les prix alimentaires menacés par le spectre de la flambée des prix agricoles. Une “boulangère du 16e” m’a envoyé un mail à la suite d’une interview sur une radio dans laquelle je regrettais qu’en 2009 les boulangers n’aient pas – symboliquement – baissé le prix de la baguette alors qu’ils nous menacent aujourd’hui de nouvelles hausses en profitant de l’augmentation du prix du blé. Combien en fait payons-nous notre chère baguette : 90 centimes chez mon boulanger qui facture € 1,20 voire € 1,50 les baguettes paysannes ou “tradition”. Ma boulangère justifie ses hausses par les charges sociales, le SMIC… Comme c’est un métier pénible et sympathique, personne ne lui en veut mais cela entretient l’impression de vie chère que démentent la plupart des enquêtes.
En réalité la vraie question est celle du pouvoir d’achat et son principal levier est bien celui de la création d’emplois. L’économie française en a créé 50.000 au deuxième semestre 2010. Bien mais le moteur reste bridé.
14 janvier
En Tunisie, la chute de la maison Ben Ali surprend par sa rapidité. Le régime, vieux de vingt-trois ans s’est effondré en quelques jours, probablement “lâché” par l’Armée, alors même qu’il semblait à peu près inébranlable. Le vieux dictateur est en fuite en Arabie Saoudite et son clan s’est éparpillé. Cela rappelle la fin de Batista à Cuba en 1960, celle de Duvalier en Haïti, celle de Ceaucescu en Roumanie…
Mais en Tunisie, c’est désormais le vide et des scènes d’émeutes et de pillages. On peut craindre le pire alors que plus personne ne détient quelque légitimité que ce soit : à Cuba, il y avait eu des procès et des exécutions publiques et puis Castro avait confisqué le pouvoir. En Roumanie, l’exécution des Ceaucescu avait permis à une partie de l’oligarchie communiste de gagner ses “galons” démocratiques et de conserver la réalité du pouvoir. mais en Tunisie, un tel scénario est-il concevable ? L’opposition officielle est peu crédible, les immigrés sont peu connus même et y compris les islamistes.
Et puis ce qui a fait tomber Ben Ali, l’impasse économique d’un modèle touchant ses limites, ne va pas changer du jour au lendemain : un gouvernement de transition sera confronté aux mêmes problèmes, au même chômage, aux mêmes prix alimentaires élevés.
Quoiqu’il arrive, la destabilisation tunisienne est un exemple à méditer pour tous les régimes autoritaires quasi dynastiques de la région, de l’Egypte à l’algérie. La voix de la rue ne peut-être durablement baillonnée.
15 janvier
Un samedi de soldes à paris entre la Concorde et les Grands Magasins. Partout des étiquettes de -30 % à -50 %, des vitrines souvent blanchies de manière à donner au client une impression d’affaires exceptionnelles. Les trottoirs fourmillent de gens les bras chargés de grandes poches et autres paquets. Ce jour-là on croise beaucoup de couples, l’un habillant l’autre et vice versa.
Malgré le développement du commerce électronique, le rite des soldes conserve tout son éclat et la France n’est pas de ce point de vue un cas isolé, entre les “sales” anglosaxonnes ou les “rebajas” espagnoles. Il y a toujours un attrait pour fouiller, pour découvrir avant les autres de nouvelles affaires : les stratégies sont différentes entre ceux qui font la queue avant l’ouverture des magasins et ceux qui jouent la deuxième ou troisième démarque à la fin de la période ds soldes.
Quelques aristocrates ne soldent pas ou si peu, se contentent de ventes privées, confiants qu’ils sont dans la pérennité et la valeur de leur nom. Car là, loin d’une fonction utilitaire, nous sommes dans le domaine de l’image. C’est cette image que certains soldent mais ils ne peuvent ni ne doivent en abuser. Les soldes sont un subtil équilibre au cœur de nos rêves ”marchands”.
16 janvier
Une partie de la nuit aux urgences de l’hôpital des Quinze Vingt à Paris pour un méchant problème d’yeux. Au-delà d’un porche du XVIIe siècle derrière la Bastille, on est accueilli par la statue de Saint-Louis, le père fondateur de cette maison. Avec la chapelle c’est la dernière survivance du passé et le reste de l’édifice à tout le charme de l’architecture utilitariste des années soixante.
Il est difficile d’imaginer un univers plus glauque que la salle des urgences, comme si on avait consciemment cherché à la vider de toute humanité : des rangées de sièges métalliques fixés au sol, aucune décoration si ce n’est au plafond une télévision passant ce soir là l’émission de la nuit de Laurent Ruquier : la vulgarité de son rire raisonnant dans cette salle où chacun est refermé dans sa douleur accentue encore le caractère déprimant qui suinte de tous les murs.
Une fois inscrits, plus aucune information : un écran annonce trois heures d’attente. Finalement nous passerons au bout d’une heure et demie certainement bien soignés mais avec l’impression d’une totale absence d’humanité.
En partant nous entendons des éclats de voix. Une patiente réclame une ambulance pour la raccompagner pour éviter d’avoir à payer un taxi. Elle l’obtient finalement comme un droit. Mais faut-il ici et à cette heure parler du déficit de la couverture maladie ?
17 janvier
Dans l’avion pour Casablanca, mon voisin est un pilote de la RAM (Royal Air Maroc) et nous parlons bien sûr de la Tunisie. Ingénieur diplômé à Toulouse, c’est un musulman “moderne” qui a fait il y a quelques années avec sa femme le pélerinage de La Mecque (le hadj), mais dont les fils fréquentent une école française. Il s’est donné le défi d’apprendre par cœur le Coran (il en connaît déjà 54 parties sur 60) et m’en montre le texte sur son Iphone ainsi qu’une application lui donnant en permanence l’orientation de La Mecque pour la prière. Marathonien, il se récite le Coran durant ses séances d’entraînement… Son Islam est celui de l’ouverture et il ne me cache pas qu’il a trouvé “étouffante” l’ambiance saoudienne.
Quant à la Tunisie et à sa révolution de jasmin (on aime bien donner ainsi des références poétiques des œillets du Portugal à l’orange ukrainienne) nous convenons que c’est là l’échec d’une dictature laïque dans le pays dont le niveau d’éducation est le plus élevé de tout le pourtour méditerranéen. Le cas marocain est bien différent : le roi y est commandeur des croyants ce qui est bien pratique face aux islamistes ; mais le niveau d’éducation et même d’alphabétisation dans les campagnes y est beaucoup plus faible. C’est là le vrai défi marocain alors que la base économique du royaume est plus équilibrée. A priori, le Maroc n’est pas le prochain domino ! Inch Allah dit mon voisin.
18 janvier
La Tunisie fait l’objet de toutes les conversations marocaines. De l’autre côté du Maghreb la situation ne se clarifie guère : on ne purge pas en quelques jours plus de vingt ans de dictature qui dans ces dernières années s’était transformée en un véritable état policier. Les membres de l’opposition se sont retirés du gouvernement de transition lui enlevant une grande partie de sa légitimité. Les opposants commencent à revenir et la situation se complique chaque jour un peu plus. Le jasmin tourne au vinaigre…
L’hypothèse de la tenue d’élections avant le mois de juin est-elle crédible ? Quel horizon politique peut se dégager dans un pays qui a le niveau d’éducation le plus élevé de tout le monde arabe ?
Beaucoup de commentateurs insistent sur la véritable rupture que marquerait la révolte tunisienne dans l’histoire du monde arabe et de ses régimes “laïcs”, de l’Egypte à la Palestine ou à la Syrie. L’avertissement est particulièrement clair pour l’Egypte tenue par le clan Moubarak qui essaie d’instaurer un système dynastique tout en monnayant auprès de l’occident ses louvoiements face à l’Islam. Egal à lui-même, Khadaffi regrette son ami Ben Ali qui a trouvé refuge, grâce à la pression américaine, en Arabie Saoudite, au cœur de l’islam. mais en Syrie, un quotidien proche du pouvoir a salué la révolution tunisienne… A Charm El Cheikh se tient un sommet économique arabe. Il risque d’être avant tout politique.
19 janvier
Il fait froid à l’Open de Tennis d’Australie : à peine 15° alors que d’habitude la hantise des joueurs est de lutter contre la chaleur et que ces dernières années les parties se jouaient souvent par plus de 40°. Encore ne pleut-il pas, mais les tournois de préparation à l’Open, comme celui de Brisbane ont été perturbés voire annulés à cause des pluies torrentielles qui par ailleurs ont bloqué les exportations de charbon du Queensland et qui remettent en cause la campagne céréalière.
Le coupable cette année c’est « La Niña », la petite sœur d’« El Niño » (l’enfant Jésus) un phénomène climatique relativement aléatoire intervenant à l’époque de Noël : les courants marins s’inversent et dans le cas présent ce sont les eaux froides qui viennent baigner l’Australie alors que les eaux chaudes sont repoussées vers l’ouest (et c’est la sécheresse en Amérique Australe) il y a deux ans la sécheresse en Australie avait été provoquée par El Niño. Voilà que la Niña qui déclenche le froid et la pluie.
Ceci bien sûr ne perturbe pas que quelques mercenaires de la balle jaune. Les cours du blé et du charbon et les tensions alimentaires risquent de s’amplifier avec la faiblesse des exportations de blé meunier argentin.
Ce que nous ne savons pas c’est si ces accidents climatiques sont « normaux » ou bien si leur fréquence et leur amplitude correspondent à des mutations climatiques. Il est par contre clair que l’agriculture intensive est plus vulnérable à ces évolutions extrêmes. Et puis, il n’est pas mauvais de rappeler à l’homme – fut-il Fedrerer ou Nadal – qu’il n’est qu’un fétu de paille face à la nature.
20 janvier
Remise des diplômes du master d’Affaires internationales que je dirige à Dauphine. Ils sont quarante, et ce soir, ont définitivement rompu les amarres qui les retenaient à l’insouciance de la vie étudiante. Tout le corps professoral est en toge (jaunes et rouges) pour marquer la solennité de ce moment. Au lendemain de 1968, les toges avaient disparu, symboles d’un ordre bourgeois fondé sur le travail et la sélection. Elles sont revenues ces dernières années et certaines universités ont même adopté la coutume américaine d’une robe noire pour les étudiants avec un « square cap ». Nous n’en sommes heureusement pas là, mais il est important que l’université célèbre avec un peu de faste l’aboutissement de sa mission première (avant même la recherche dont on se gargarise tant).
Cette année, le parrain de promotion du Master est Michaël Zaoui, un banquier d’affaires mythique qui fut notamment à la tête de Morgan Stanley en Europe. Tout son discours est axé sur le risque. « Prenez des risques », leur dit-il « et surtout prenez les maintenant. Le monde devant vous est formidable. Vous connaitrez le moment ou la Chine sera la première puissance économique de la planète… » La devise de notre master est « Le monde est notre planète » et ce discours est bien un message d’envoi. J’y ajoute simplement une autre tonalité, celle de réussir sa vie et passablement dans la vie. C’est là, une alchimie beaucoup plus difficile, une tâche que l’on remet sur le métier à tous les âges ! Les voilà donc partis. La vie devant eux !
21 janvier
Un nouvel état est en train de naître : pour la première fois depuis la Conférence de Berlin et les frontières tirées au cordeau par les colonisateurs et qui n’avaient pas été remises en cause au moment des indépendances des années soixante, un pays africain va se couper en deux sur des bases à la fois ethniques et religieuses : le Sud-Soudan, aux populations noires et chrétiennes et animistes, et qui appartient déjà à l’Afrique des Grands Lacs, se sépare du nord arabe et musulman (mais la réalité de la situation est beaucoup plus complexe que ces quelques lignes ne le laissent supposer). Ceci mettra fin à une guerre civile de plus de vingt ans sans garantie aucune de l’avenir, car il faudra savoir partager la « manne » pétrolière : le pétrole est plutôt au sud, mais il ne peut sortir que par le nord. Le pétrole, chance ou malédiction ce sera là un nouveau cas d’école.
L’union africaine était très réticente à la tenue de ce referendum soudanais. N’est-ce pas là en effet ouvrir la boîte de Pandore des nationalismes africains du Biafra à la Casamance, de la Côte d’Ivoire au Congo ? Combien d’états déjà fragiles auraient du mal à résister et se trouveraient emportés dans des affrontements ethniques et de plus en plus religieux. En Europe, où les frontières ont été tout aussi artificielles, mais sont le résultat de siècles de conflits et de traités, nous avons eu la Tchécoslovaquie et puis aujourd’hui la Belgique. Mais l’Afrique peut-elle s’offrir ce luxe ?
22 janvier
Le cinquantenaire de la mort de Louis Ferdinand Céline ne sera donc pas célébré. Cette décision rendue publique par le ministre de la Culture anime les conversations des dîners parisiens. Pourquoi Céline, disent certains, alors que la France a pu célébrer les pires staliniens et tant d’aveugles compagnons de route, de Sartre à Aragon. Céline paierait en quelque sorte le prix de la mauvaise conscience des Français et cette décision serait une preuve supplémentaire de la persistance d’un véritable « politiquement correct » revanchard : Céline défendu par Jeanne d’Arc, comme il doit en rire.
Je fais partie de ceux qui n’ont pas pu faire la distinction entre Céline, l’écrivain, et Céline le polémiste. Le « Voyage au bout de la nuit » est certainement un très grand texte de la littérature française, mais il ne peut faire oublier que son auteur fut un des êtres les plus vils, les plus immondes et surtout les plus lâches d’une époque qui pourtant ne brilla guère par le courage et la loyauté. J’avoue ne jamais avoir pu lire Céline sans penser ni avoir à l’esprit les textes qu’il put donner à la presse collaborationniste. D’autres comme Brasillach, Rebatet ou Drieu La Rochelle firent le même choix. Mais ils allèrent jusqu’au bout de leur engagement, jusqu’au suicide pour Drieu. Céline n’eut aucun de ces courages et il ne mérite aujourd’hui que l’oubli. Le célébrer eut été absurde et injuste.
23 janvier
Au théâtre des Mathurins à Paris, une pièce sur Henri IV dans les derniers mois de sa vie : jolie mise en scène, superbes costumes, mais le texte qui colle parfaitement à la réalité historique est un peu mince. Henri IV est là surtout obsédé par les (jeunes) femmes, mais il apparaît aussi comme un apôtre de la tolérance, l’homme qui avec son édit de Nantes mit un terme aux guerres de religion. Agnostique, il n’était pas loin de penser que ces religions étaient bien « l’opium du peuple ». Il est au fond un des pères fondateurs de la « laïcité à la française », qui fut brutalement remise en cause par son petit-fils Louis XIV qui révoqua l’Édit de Nantes tout en se faisant le champion du gallicanisme.
Henri IV eut été satisfait de savoir que l’église catholique à laquelle il se rallia célébrait cette semaine « l’unité des chrétiens ». Aujourd’hui, les guerres de religion entre chrétiens sont rares (Irlande) même si sur le terrain du prosélytisme, il y a forte concurrence entre les catholiques et les évangéliques.
Mais que penserait-il de la montée en puissance de l’Islam en France, d’autant plus impressionnante qu’elle coïncide avec un déclin inexorable des christianismes ? Aurait-il imaginé que ses descendants se dépouillent de toute racine religieuse – et notamment chrétienne ? Quel Édit de Nantes aurait-il pu inventer pour intégrer les musulmans qui l’acceptent ? Au cœur du malaise français, il y aussi un problème religieux…
24 janvier
Dans une conférence de presse un peu solennelle, Nicolas Sarkozy a lancé la présidence française du G8 et du G20 (et puis aussi un peu sa campagne présidentielle). Au menu, il a mis un peu de gouvernance mondiale, un doigt de réforme du système monétaire international et surtout en fond de plat la régulation des marchés de matières premières notamment agricoles. C’est ce dernier thème sur lequel il peut espérer quelques résultats concrets et puis c’est aussi celui qui parle le plus au grand public en ces temps de flambée des prix agricoles, d’émeutes de la vie chère au Maghreb, de menaces de hausses de pris en France.
Bien sûr, il fustige la spéculation et de la part d’un politique c’est de bonne guerre même si ce n’est franchement pas l’essentiel. Le catalogue des chantiers proposés reste d’ailleurs assez classique : contrôle des marchés (ce qui en Europe est bien nécessaire), meilleure information (mais la plupart du temps elle existe même si elle circule mal), mise en place de stocks d’urgence, et surtout relance des politiques agricoles.
Et au fond c’est bien ce qui compte : remettre l’agriculture au sommet de la pile des préoccupations mondiales. Si c’est là le seul résultat de la présidence française du G20, celle-ci n’aura pas été vaine et l’on en saura gré à un Nicolas Sarkozy qui n’a jamais particulièrement brillé pour son intérêt pour le monde agricole.
25 janvier
Le thème de la fiscalité et de sa réforme est à la mode en ce début d’année. Trois économistes – plutôt de gauche à l’image de Thomas Piketty – ont publié un véritable brûlot proposant un véritable grand soir fiscal. Au Conseil d’Analyse économique aujourd’hui la discussion est plus mesurée, mais le constat est le même : le système fiscal français a pratiquement abandonné toute forme de progressivité tout en maintenant un niveau de prélèvement parmi les plus élevés au monde : la moitié des Français ne paient pas d’impôt sur le revenu, 80 % ne paient pas de droits de succession et 1 % seulement paient l’ISF. Mais tous paient la CSG, la TVA ou les impôts locaux. Et que dire en ce qui concerne l’IR et l’ISF de toutes les niches et dérogations qui les mitent et augmentent les inégalités en privilégiant les capacités d’exonération des patrimoines les plus importants : ainsi le dispositif « Girardin » dans les DOM coûte € 700 millions pour 8600 ménages… Au fil des ans notre fiscalité est devenue monstrueuse par son inefficacité et son intégrité.
De droite comme de gauche, il faut simplement rappeler quelques principes : l’impôt est le premier pas dans la démocratie (on irait presque jusqu’à réhabiliter le scrutin censitaire…). Plus la base est vaste (revenu ou patrimoine), plus les taux choisis peuvent être bas. Il faut donc supprimer des bases imposables toutes les niches et dérogations qui les réduisent. Voilà encore une réforme majeure pour les prochains « Cent-Jours ». Mais c’est maintenant qu’il faut préparer.
26 janvier
Entretien totalement « off » avec un patron d’une entreprise familiale de l’agroalimentaire implantée en Europe et vendant à la fois sous sa marque et en marque de distributeur. Ce qu’il décrit des relations commerciales avec la grande distribution fait frémir : contrats non respectés, négociateurs de la distribution de plus en plus jeunes et parfois même des stagiaires, impossibilité de négocier à la fois prix et quantité… Le contraste me dit-il est total avec l’Allemagne où la parole est respectée et où les négociations – même avec le « hard discount » – restent correctes.
Il n’y a en fait qu’en France que les relations entre la grande distribution et ses fournisseurs sont aussi conflictuelles. Et c’est probablement en France qu’il y a le plus de lois et de règlements sensés organiser ces relations. Mais ceci explique cela…
Le manque de confiance est une des caractéristiques de la société française et il explique le rôle central joué par l’état en toutes choses. Ainsi la gestion « paritaire » tant vantée de la Sécurité sociale est en fait une véritable « couverture » pour la prise en charge par l’État de toutes les décisions cruciales. De la même manière, les offices « interprofessionnels » qui ont longtemps géré les marchés du blé ou du lait étaient en fait des organismes publics. L’observatoire des prix et des marges que je préside vient d’être accusé de faire du « soviétisme » ce qui prouve bien que pour certains ce devrait être le cas. L’absence privilégie la lettre plus que l’esprit.
27 janvier
Fischbachau est une petite station touristique et de ski au pied des Alpes bavaroises à une centaine de kilomètres au sud de Munich. Après de fortes chutes de neige, c’était aujourd’hui une véritable image de cartes postales avec des arbres ployant sous la neige, des maisons pimpantes, une église au superbe intérieur baroque avec un monument aux morts de 1813,1866 (Sadowa, mais la Bavière était alliée de l’Autriche), 1870, et puis des deux guerres du XXe siècle.
Depuis quarante ans, la chancellerie de l’État de Bavière et l’Institut de France à Munich organisent un séminaire francophone réunissant des hauts fonctionnaires de l’état bavarois pour parler de sujets européens et français… en français ce qui devient rare. C’est bien sûr la concrétisation des affinités anciennes entre la France et la Bavière (catholicisme, dominante agricole rurale, méfiance vis-à-vis de la Prusse), mais on touche surtout à l’un des fondements de l’Europe, cet axe franco-allemand qui s’est forgé dès le lendemain de la seconde guerre mondiale dans les échanges de jeunesse. Ceux-ci ont bien vieilli et les Allemands vont plus facilement passer leurs vacances en Espagne ; le français recule, moins vite cependant que l’allemand en France. Qui connaît encore en France l’élan littéraire allemand du moment du « Sturm und Drang » (début XIXe) ou même la génération des grands écrivains du XXe des Mann à Hesse en passant par Doderer ou Wiechert. Le mal européen commence là. ----------------
28 janvier
La polémique sur la spéculation ne cesse d’enfler. Dans sa conférence de presse à propos du G20, Nicolas Sarkozy avait ironisé à propos d’une étude de la Commission européenne qui avait conclu à l’inexistence d’un lien de causalité entre spéculation et fluctuation des prix agricoles. Il avait suggéré qu’elle soit publiée un… 1er avril.
On ne peut résister à un bon mot, mais les journalistes se sont jetés dessus et n’ont retenu que cela des propos présidentiels en faisant l’impasse sur les éléments les plus solides et concrets des propositions françaises. Et puis la spéculation, tout comme l’argent, est un de ces thèmes que les Français adorent pour mieux les fustiger. Le problème est qu’en la matière, la Commission a raison comme le montrent maintes études économiques remontant jusqu’à l’entre-deux-guerres (le sujet n’est pas neuf). J’ai eu souvent l’occasion de m’exprimer sur ce thème et suis même l’auteur d’une image comparant la spéculation à « l’écume » sur la vague des fondamentaux, ni plus ni moins. Cette image de l’écume a fait le tour de pratiquement tous les journaux français cette semaine (Le Monde, Les Échos…) alors que Cyclope présentait ses prévisions pour 2011. De télévisions en radios, on a parlé que de cette fâcheuse spéculation, avec même du côté des universitaires une certaine retenue pour éviter de mettre nos chers politiques par trop en porte à faux. Et l’on se gaussera encore dans les capitales européennes ou à Davos qui ouvre aujourd’hui de l’arrogance et de l’incompétence française !
29 janvier
Représentation au Palais Garnier du plus célèbre des opéras de Händen, « Cesar en Egypte ». Le parti pris assez curieux – et au final plutôt réussi – du metteur en scène, Laurent Pelly, est de situer l’action dans les réserves du musée du Caire au milieu des Antiquités égyptiennes : les personnages s’animent (en tenues d’époque avec à un moment un curieux détour par le XVIIIe – l’opéra est de 1724) qu’il s’agisse de Cesar, de Ptolémée ou de Cléopatre pendant que les employés du musée vaquent à leur occupation.
Mais il y a fort à parier que les vrais employés du musée sont aujourd’hui dans la rue du Caire pour faire tomber le régime Moubarak. Après la Tunisie, l’Égypte est le prochain maillon faible d’un monde arabe qui est en train de connaître son « 1848 ». Mais on change de dimension entre la « petite » Tunisie (6 millions d’habitants alphabétisés en totalité) et une Égypte de plus de 80 millions d’habitants qui de bien des points de vue est un véritable pays du « Tiers Monde ». Moins ouvertement qu’en Tunisie, le clan Moubarak domine la politique et l’économie locales et comme pour Ben Ali, les Occidentaux ont fermé les yeux sous le prétexte que l’on tenait là le rempart contre l’Islam. Il est un peu tard pour constater qu’en dehors justement des islamistes, il n’y a pas de véritable alternative pour un pays qui n’a connu depuis le XIXe siècle qu’occupation étrangère, monarchie et dictatures militaires. Moubarak vient de changer son gouvernement. Est-ce le début de la fin comme chez Händel avec la mort de Ptolémée ?
30 janvier
Les événements se précipitent dans le monde arabe et le trône de Moubarak vacille de plus en plus. On pense bien sûr à la chute des régimes communistes en 1990, mais ce qui est en train de se passer rappelle de plus en plus ce qui arriva au printemps 1848 en Europe. Comme aujourd’hui il y avait eu à partir de 1845 une succession de mauvaises récoltes et durant l’hiver 1847/48 un triplement des prix du blé. D’émeutes de la faim (et là, le terme était pleinement justifié) on passa à de véritables tensions révolutionnaires. Après Milan à la fin de 1847, ce furent les journées de février 1848 à Paris et la chute de Louis Philippe, puis Vienne avec le départ de Metternich, la Hongrie, Prague, un peu partout en Allemagne, un début d’insurrection en Irlande et même des troubles en Suisse. En fait, sans Internet, Facebook ou Twitter, le mouvement se propagea en quelques semaines à toute l’Europe à l’exception de la Russie et de l’Angleterre. La vieille Europe, celle de la Sainte-Alliance de 1815 garante de l’absolutisme, disparut dans la tourmente. Partout, il fallut accorder de nouvelles constitutions, donner corps à des rêves comme l’unité allemande avec la diète de Francfort. Ce printemps européen ne dura guère avec en France le Second Empire, la prise de pouvoir par la Prusse en Allemagne, l’écrasement de la révolution hongroise. Néanmoins, « la révolution de 1848 a fait table rase du passé » écrivait quelques décennies plus tard un historien. En sera-t-il de même de la révolution arabe de 2011 ?
31 janvier
Art Spiegelman est le lauréat du festival de la bande dessinée d’Angoulême, la Mecque du huitième ou neuvième art. Cette nouvelle ne peut que réjouir tous ceux qui pensent que la « BD » est un genre littéraire à part entière et qu’il ne faut ni la réduire aux « comics » américains et autres Astérix français ni en faire une catégorie mineure de la science-fiction dans sa version « gothique ».
Il est vrai que la BD est un genre francophone qui a peu d’équivalent dans le monde à l’exception des mangas japonais qui connaissent aujourd’hui une nette montée en gamme. La BD allie la magie de l’image à la rapidité avec laquelle une histoire peut être contée puis relue. On éprouvera toujours du plaisir à relire un texte aimé, à se plonger pour la énième fois dans La Recherche ou dans La Peste. Mais reprendre un album est un plaisir d’une autre sorte qui allie les yeux et l’esprit, parfois aussi une larme de jeunesse à feuilleter un vieux Tintin.
Art Spiegelman a beaucoup produit, mais il restera surtout l’auteur inoubliable de « Maus » un voyage à la recherche tant de la Shoah que de l’identité de l’écrivain face à son père, un survivant qui n’a rien d’un héros. C’est le livre le plus profond que l’on puisse lire pour comprendre ce que fut l’horreur d’une époque marquée de tant de lâchetés. Voilà peut-être la seule BD que j’emmènerai sur une île déserte.